C'est l'histoire de ton oncle et de ton indignation récurrente, manifestée ou silencieuse - cet oncle, appelons-le Michel, vient encore de lâcher une grossièreté politique sur le ton sentencieux de l'évidence.
De droite ou de gauche, peu importe - son jugement est tellement sans appel et au mépris de la complexité du monde que ça te met hors de toi. Tu écarquilles les yeux, prends une inspiration rauque, et peut-être signales-tu cette fois que "non Michel, ce n'est pas si évident". Mais par où commencer ? Et à quoi bon puisqu'il ne risque pas de changer d'avis? La rage au ventre, tu remets ça à la prochaine fois. Tu seras prêt.
Quand on s'indigne, l'idée du Juste nous apparait toujours évidente, perceptible. Sans qu'on puisse vraiment remonter à ses racines, on en a l'instinct. Pourtant, il serait si précieux de pouvoir, sur le vif, en expliquer le fondement pour justifier ou interroger son point de vue.
L'un des moyens les plus efficaces de le faire est de raconter une histoire à Michel. Une histoire qui illustre son opinion en tirant jusqu’à leur maximum les conséquences qu’elle implique. Capter son attention pour la détourner et frapper au coeur.
La première fois que j'ai compris ça, c'était à un dîner avec lui, justement. Avec mon Michel donc, pas le tien. Cette fois-ci, sans trop savoir pourquoi, son opinion me rappelle une histoire trouvée dans le livre d'un sociologue indien*, et je la transforme alors en un jeu : "Hyper intéressant Michel ! Ça me rappelle une histoire qui illustre justement ce que tu dis - je suis très curieux de savoir quel serait ton choix dans la même situation".
Surpris par mon enthousiasme, Michel m'écoute, sans être sur la défensive. Première victoire. Au fur et à mesure du récit, sa curiosité est de plus en plus piquée. À son terme, il tranche immédiatement. Puis le doute s'installe. Enfin, il conclut : "C'est vrai que c'est intéressant, je l'avais pas vu sous cet angle". Mission accomplie. On peut avoir une discussion pacifiée, où chacun sera entendu.
Cette histoire, la voici.
Soit, en France, une communauté de parents innovants qui envoie chaque année leurs enfants dans une colonie un peu spéciale. Au mois d'août, les enfants prennent possession d'un village abandonné et doivent lui redonner vie en construisant une micro-société autonome, sous la supervision d'un unique adulte. Les uns entretiennent un potager pour en récolter fruits et légumes, les autres préparent les repas. Il y a ceux qui veillent à la propreté des lieux et ceux qui, pour l'organisation d'activité collective, gèrent l'économie du groupe.
Le seul et unique adulte, c'est toi. Les parents ont une confiance aveugle en ta sagesse et tes valeurs - ils t'ont confié la lourde tâche de mener ce groupe d'une vingtaine d'enfants pour leur apprendre à vivre ensemble. En dernier ressort, tu as l'autorité en toute chose, bien que l'objectif soit d'en faire usage le moins possible.
Alors que le dernier jour de l'été s'étire doucement , et avec lui la perspective déchirante de se dire tous au revoir, tu repenses à tous les progrès que le groupe a effectué. Tu t'es attaché à eux, et la nostalgie te guette en imaginant que demain tu ne les reverras peut-être plus jamais.
Soudain, tu entends des voix s'élever au loin - trois enfants se disputent violemment et tu décides d'intervenir.
Lorsque tu arrives, tu leur demandes de t'expliquer ce qui se passe.
Il y a là Justine, Sorel et Anna. Ils ont l'habitude de bien s'entendre. Bizarre donc. Ils se tournent vers toi. Les trois se mettent à parler en même temps, et tu ne comprends rien. Tu les arrêtes, et donnes la parole à Justine, habituellement si calme et sereine :
"C'est injuste ! Je suis la seule à savoir jouer de cette flûte.”
Ça commence en effet avec une flûte, mais je te promets que ça va quelque part.
"Anna et Sorel veulent la garder la flûte alors qu'ils ne peuvent même pas s'en servir - j’aime tellement ça que je pourrais en jouer toute la journée. Je pourrais même envoyer mes compositions au groupe quand on sera tous rentré".
Tu te te tournes vers Anna et Sorel et leur demandes si c'est vrai. Ils acquiescent. Tu vois néanmoins que Sorel a l'air très ému - il étouffe un sanglot en gonflant progressivement les joues, les yeux braqués vers le sol. Mignon mais bizarre ce gosse. Tu lui demandes donc pourquoi il s'en prend à Justine :
"C'est que, oui bien sûr, Justine est trop forte à la flûte, et moi je suis nul. Et Justine et Anna vont repartir, puis je resterai tout seul, sans mes amis, et sans jouet".
Il est vrai que Sorel vient d'une famille très modeste, Justine et Anna conviennent d’ailleurs qu'elles ont à peu près tout ce qu'il leur faut chez elles. Pourtant, Anna a toujours le visage rougi par la colère. Tu lui donnes enfin la parole :
"Mais... je vois bien que vous allez leur donner la flûte, je ne comprends pas, ça me semble tellement injuste. C'est pourtant moi qui l'ai ai fabriquée, j'ai mis une semaine entière à la faire".
Justine lui répond :
"Mais Anna, tu fabriques tous les jours quelque chose de nouveau, et tu en as au moins cent chez toi des instruments".
Anna est ingénieuse et prolifique. Ses parents ne savent probablement plus quoi faire de toutes ses créations.
Les enfants se tournent vers toi et attendent que tu les aides.
A qui donnes-tu la flûte ?
La bonne décision crève les yeux n’est-ce pas ?
Pour Michel, oui. Jusqu’à ce qu’il découvre, horrifié, l'implication de son choix quant à sa traduction philosophie entre trois logiques de justice concurrentes : égalitarisme, libéralisme et utilitarisme. J’y reviendrai dans un prochain billet.
CONCLUSION
Cette flûte a été fabriquée par quelqu'un qui n'en a pas l'usage, et qui possède davantage que ce dont il ne peut jouir. Elle est revendiquée par une autre qui pourrait l'utiliser à profit pour développer un talent rare. Elle a toujours obtenu tout ce qu'elle voulait, et ne manque de rien. Enfin, un troisième aimerait simplement... avoir quelque chose. Qui sait, peut-être pourrait-il apprendre à la fabriquer ou à en jouer ? Ou peut-être pas. Ce qui est sûr, c'est qu'en ne lui donnant pas, on ne saura jamais.
Si comme Michel, tu es curieux de disséquer ce que ton choix dit de ton inclination philosophique, ou de connaître celle de tes proches, n’hésite pas à t'abonner et à partager ce post.
Car il nous reste encore quelques questions en suspens à traiter :
Pourquoi l'utilitariste est celui qui hésite le plus face à cette décision, entre Sorel et Justine ?
Comment se fait-il que libertarien et marxiste, à leur grand désarroi... fassent probablement le même choix?
Peut-on trouver un équilibre entre ces principes ?
Et surtout : comment ces philosophies évoluent-elles au milieu des bouleversements technologiques et écologiques actuels ?
Suite au prochain épisode.
Merci infiniment d’avoir lu jusqu’ici ! 🙏
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* Histoire librement inspirée du livre d'Amartya Sen, *"L'Idée de Justice"*, disponible chez Flammarion.
La logique est faible devant les émotions. On aura une suite à ce billet?